Questions « occidentales » sur la peinture aborigène

Publié le par Wanampi

La première inquiétude exprimée par ceux qui découvrent la peinture aborigène est que l'utilisation des medium occidentaux (toile et acrylique) aurait altéré cette expression première. Une autre est que le fait de vendre, donc de se séparer de ces motifs que l'on dit sacrés est pour le moins étonnant, voire choquant. Une autre remarque est que l'utilisation de couleurs qui n'existent pas dans la nature serait la preuve que cet art se « dénature ». Quant aux formes nouvelles, souvent abstraites et cinétiques, créées par la génération montante, pour séduisantes qu'elles soient, n'auraient-elles pas perdu tout lien avec le Temps du rêve ?

Serait-ce que nous demandons à une œuvre aborigène d'être à la fois objet d'art et objet d'anthropologie ? L'artiste aborigène n'a t-il de valeur à nos yeux que comme gardien d'un art natif, un art lié à une ancestralité qui nous échappe, parce que nous-mêmes perdons (renions) le fil qui nous relie à nos origines ?

Dennis Nelson Tjakamarra, traces d'émeus, de l'eau et sites sacrés. Oeuvre de 1999
Dennis Nelson Tjakamarra, traces d'émeus, de l'eau et sites sacrés. Oeuvre de 1999

Dennis Nelson Tjakamarra, traces d'émeus, de l'eau et sites sacrés. Oeuvre de 1999

Gwenda Turner Nungurrayi, rock hole, oeuvre de 2015

Gwenda Turner Nungurrayi, rock hole, oeuvre de 2015

« Toute œuvre d'art est l'enfant de son temps... de chaque ère culturelle naît un art qui lui est propre et qui ne saurait être répété... » Ecrivait Kandinsky en 1910. Il se trouve que « l'ère culturelle » du monde aborigène, qui avait duré plusieurs dizaines de milliers d'années, a pris fin avec sa confrontation avec l'Occident. L'Histoire a repris son cours dans le milieu du vingtième siècle pour ce qui est des tribus du désert, celles-là même qui ont fondé le mouvement de la peinture contemporaine aborigène.

L'authenticité est-elle où on croit la trouver ? En réalité, même si c'est dérangeant pour nos représentations, les sociétés aborigènes sont dynamiques et vivantes. La culture aborigène n'est pas figée et elle ne l'a jamais été, bien au contraire elle intègre facilement les nouveaux apports dès lors qu’ils ne mettent pas en péril son organisation sociale fondamentale (refus de hiérarchie, d'enrichissement, prééminence du spirituel sur le matériel, lien au « dreaming »). Elle évolue comme le fait notre propre société bien que la loi édictée par les ancêtres reste pour elle inaliénable. Cette loi enjoint de peindre comme on prie et non de se limiter aux ocres naturelles. Les peintres n'ont aucune réticence à utiliser les matériaux occidentaux et des couleurs inconnues dans la nature si ceux-ci leur paraissent appropriés à l'expression du sacré.

Peindre n'est pas un acte anodin, il y a toujours un grand respect pour la forme qui naît, dont on hérite par la naissance ou que l'on est autorisé à tracer parce que vos proches vous en ont jugé digne. Lorsqu'on demande à un artiste quelle histoire il peint, on ne recueille bien souvent, prononcé à mi-voix et avec gravité, que « it's my dreaming » ou bien « My country », ou encore « Tjukurrpa », c'est à dire « le Temps du rêve », ce qui est profondément identitaire pour le peintre. Si l'on désigne un symbole précis, on peut apprendre que ce sont des « Minyma » (femmes sages) ou des « Wati » (Hommes initiés), ou « tali » (dunes), puli (roches), « kunyia » serpent , etc.... On comprend alors que cette représentation apparemment abstraire, raconte, évoque, une chose primordiale : le « rêve » est incarné dans le territoire, du fait des événements mythiques qui s'y sont déroulés, et le peintre en fait partie.

Peu importe le medium, peu importe le support pour réaliser cette trace graphique qui s'appelle le Kuruwarri, et, si un matériau nouveau lui permet de mieux exprimer son lien au sacré, l'artiste va s'en emparer avec bonheur. Quant au style, traditionnel ou novateur, il est le fruit de l'histoire de la communauté et de la personne.

Lorna Ward Napanangka 180x150, le motif bâtonnet Marapinti, répété à l'infini, à l'image des générations qui ont connu le rituel du même nom.

Lorna Ward Napanangka 180x150, le motif bâtonnet Marapinti, répété à l'infini, à l'image des générations qui ont connu le rituel du même nom.

Tjawina Porter Nampijinpa, agée de 67 ans, continue à s'exprimer avec les motifs traditionnels : femmes au corps peint, abondance de l'eau et des fruits, collines...

Tjawina Porter Nampijinpa, agée de 67 ans, continue à s'exprimer avec les motifs traditionnels : femmes au corps peint, abondance de l'eau et des fruits, collines...

L'utilisation des symboles traditionnels est rare aujourd'hui. Les peintures masculines, surtout pintupi, ont évolué dès les années 90 vers des formes abstraites, angulaires ou arondies, souvent labyrinthiques pour évoquer les mythes secrets entre tous : les Tingari.

Aujourd'hui beaucoup d'artistes hommes et femmes, abandonnent l'iconographie traditionnelle et construisent  leurs toiles à partir d'un seul symbole fort, métonymique, répété, polyvalent, soutenu d'un pointillisme revisité, qui produit des effets hypnotiques et de profondeur. Ces visions personnelles sont signifiantes pour l'auteur et nous font ressentir la sensibilité de la société aborigène d'aujourd'hui,

Vendre son signe sacré... Comme le chant sacré qui l'inspire, la peinture est un acte, non la production d'un objet ou d'une forme destinée à demeurer. Une fois posée l'image, la trace graphique qui va rendre présent, visible, une « essence spirituelle », la mission de l'artiste est accomplie, la toile elle-même n'a plus de valeur sacrée et peut être vendue. Les Aborigènes ne conserve pas d'œuvres, ils n'en possèdent pas d'autres que celles fraîchement produites et destinées à la vente.

En conclusion, je dirai que l'évolution de la peinture du désert, la distance prise avec l'iconographie et des couleurs traditionnelles prouve la proximité des artistes avec leurs émotions personnelles et collectives. Tenter de conserver des principes anciens qui ne soient plus le reflet des sentiments de l'artiste seraient, pour le coup, vraiment contrefait. Mais on peut questionner cet aspect de plus en plus abstrait, plus secret, non lisible, mais toujours profondément "lié" et dont le sens ne nous est offert qu'à travers l'émotion.

George Ward Tjungurrayi, 150x150, motif Tingari

George Ward Tjungurrayi, 150x150, motif Tingari

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Publié dans ART D'AUSTRALIE

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